Un roman historique de Saïd Sayagh sur fonds de dhimmitude des Juifs au Maroc
Par Michel AYMERICH
J'ai lu il y a quelques semaines un roman historique, relatif à La dhimmitude des Juifs au Maroc. Livre que je ne saurais que vivement conseiller à toute personne réellement intéressée de commencer à apprendre ce que fut la vraie condition des Juifs au Maroc.
Condition loin, très loin de l'image d’Épinal d'une coexistence harmonieuse entre « Arabo-musulmans » (dans leur grande majorité des Berbères arabisés et islamisés) et Juifs. Image complaisamment véhiculée par nombre de Marocains et d'Européens, Français en tête. Diplomatie, servilité, intérêts à court terme, cynisme, ignorance obligent...
Et comble de l'amnésie historique ou de l'expression du syndrome de Stockholm, image partiellement relayée par une minorité de Juifs ! Outre l'ignorance qui peut frapper toute personne n'ayant pas accès aux sources ou à la mémoire familiale, il est probable qu'il y eut des réalités différentes selon les époques et surtout selon les lieux géographiques. La situation étant bien meilleure dans les montagnes que dans les villes où la condition liée au statut de dhimmî était passablement atroce. Sans doute pire que celle des esclaves...
Un auteur d'origine judéo-tunisienne, David André Belhassen, écrit: « Les Juifs dans les pays sous le joug arabo-musulman subirent eux aussi un génocide. Certes moins rapide que dans le cadre de la barbarie nazie, mais sa lenteur n'enlève rien à son efficacité. La preuve est le nombre moindre, en dépit d'une natalité plus élevée, des Juifs issus du monde arabo-musulman par rapport à celui des Juifs d'Europe. Et ce malgré la Shoah dont leurs frères ashkénazes furent victimes, et nonobstant le fait que l'immense majorité des Juifs vivait, durant le premier millénaire de l'ère chrétienne, sur le pourtour de la Méditerranée.» [1]
J'écris « commencer à apprendre », car il va de soi que l'on ne peut se contenter de la lecture d'un seul livre. Ce roman, l’Autre Juive. Lalla Soulika, la tsadika a été écrit par Said Sayagh [2]. Né à Meknès, il est lui même descendants de Juifs ayant été contraints de se convertir à l'Islam. Il s'agit dans ce livre remarquablement écrit et bien informé de la narration d'une histoire vraie, restituée sur fonds historique réel: celui de la dhimmitude des Juifs au Maroc. L'auteur s'est, en effet, basé pour la rédaction de son livre sur de nombreuses sources, dont les souvenirs familiaux...
Lalla Soulika, son héroïne, fut décapitée en place publique [3] pour avoir refusé de se convertir à l'Islam, sous prétexte d'apostasie... Juive, elle ne pouvait être accusée d'apostasie, pourrait-on penser. Mais elle fut accusée d'avoir voulu se convertir puis de s'être rétractée !!!
Voici ce que l'on peut lire en quatrième page de couverture :
« Elle était très belle, Sol, Zoulikha en arabe, la jeune fille juive tangéroise. Elle s'était liée d'amitié avec une voisine musulmane, Tahra, chez qui elle se rendait quand elle n'en pouvait plus des remarques de sa mère. Un jour, Tahra informa le pacha que la petite Sol voulait se convertir à l'Islam. Devant le pacha, Sol nia toute intention de laisser la foi de ses ancêtres. Elle fut condamnée à mort pour apostasie. Elle devait avoir entre quatorze et seize ans. Sa famille, ainsi que la communauté juive de Tanger, souhaitant la sauver, lui conseillèrent de se convertir en apparence et portèrent l'affaire devant le sultan. Moulay Abderrahmane, le sultan du Maroc, à l'heure où la France conquit l'Algérie, plia sous la pression des faquihs musulmans et confirma la condamnation à mort. Le courage de la jeune fille marqua les esprits de l'époque, musulmans compris. Ce roman s'inspire d'un fait historique : le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834. »
"L'execution de la Juive" par le peintre francais Alfred Dehodencq présent lors de la décapitation de Lalla...(http://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/alfred-dehodencq_l-execution-de-la-juive_huile-sur-toile)
Extraits relatifs à des aspects du quotidien lié à la condition de dhimmî, rapportée de façon conforme aux faits historiques tels que relatés par les historiens et les récits
« Une fois par an, le caïd de la Casbah s’installe, en compagnie du cadi et du syndic, escortés par des soldats, dans une tente, près de la rue des orfèvres Siaghin.
Lorsqu’il sort son registre et son bâton, les pose sur une caisse utilisée comme bureau, les juifs tremblent de tous leurs membres.
La préparation du repas, pour tout ce monde, est à la charge des juifs, tout comme la Mouna est à la charge des tribus pendant les mehallas du sultan organisées en vue d’imposer son autorité et de confirmer l’allégeance. Cependant, alors que les tribus peuvent entrer en dissidence, les juifs, eux, n’ont aucune issue.
Ils se rangent alors, les uns derrière les autres, les babouches noires dans une main, la somme exigée dans l’autre, normalement quatre douros.
Chaque juif adulte doit présenter lui-même la jizya. Il n’a pas le droit de se faire remplacer, pas même par son père. Rien ne garantit la somme. Le pacha peut, à tout instant la changer puisqu’il détient tous les pouvoirs. Quand tout se passe bien, le juif doit plier la nuque, le caïd le frappe, pour lui signifier son infériorité et son avilissement en tant que dhimmi, et lui crie à la figure :
– Allez, va-t-en.
Il ajoute pour justifier : « Combattez ceux qui, parmi les détenteurs du Livre, ne croient pas en Dieu ni au dernier jour, n’interdisent pas ce que Dieu et son prophète ont interdit et, ne professent pas la vraie religion jusqu’à ce qu’ils donnent la Jizya, alors qu’ils sont avilis .
Lorsque vint le tour d’Issachar de donner la jizya, il se présenta comme tous les juifs. Le caïd douta de son âge, alors le mokhazni lui mit une ficelle dans la bouche et l’enroula deux fois autour de son cou ; s’il avait pu défaire la ficelle en la tirant au-dessus de la tête, la Jizya se serait imposée, mais il n’y parvint pas. Issachar fut dispensé, pour cette fois-ci. Il prit ses babouches et ses jambes à son cou, serrant bien les quatre douros dans sa main.
A l’occasion des fêtes musulmanes, les juifs étaient obligés d’offrir des cadeaux en nature au sultan et aux différents représentants du makhzen, vice sultan, pacha, gouverneur, caïds, etc.…Ces cadeaux étaient souvent des tissus de très grande qualité pour l’acquisition desquels participaient tous les corps de métiers. En ce qui concernait les taxes non réglementaires, il n’y avait aucune limite ; Les hommes de pouvoir pouvaient demander les sommes qui leur convenaient sans aucune garantie de restitution… » [4]
Plus loin, nous pouvons lire :
« La religion d’Ismaël, à ses débuts, ne représentait pas un danger pour les juifs. Parmi les troupes de Tarik le conquérant, il y avait des contingents juifs. Puis, la Dhimma fût appliquée et les juifs se retrouvèrent au rang d’esclaves. L’application tyrannique de cette loi commença à saper les communautés juives autochtones. Elles se retrouvèrent marginalisées, assujetties à l’iniquité, le mépris, l’infériorité et la dispersion. [...]
…Isaac el Fassy qui publia en hébreu et Maimonide qui publia en arabe demeuraient dans toutes les mémoires jusqu’à ce que l’intolérance Almohade interdît l’apprentissage de l’arabe aux juifs dhimmis, prélude à une purification ethnique qui leur imposait tyranniquement le choix entre l’Islam et la mort.
La présence juive faillit disparaître définitivement du pays où l’on considérait Fès comme une seconde Jérusalem. Ce mouvement s’arrêta lorsque les Mérinides imposèrent les Mellahs comme quartiers juifs séparés. Ce fût le moindre de tous les maux.
Les juifs baissèrent leurs têtes et s’adonnèrent à leurs métiers, travaillant l’or et l’argent, vendant et achetant, payant la Jizya et les autres taxes que les sultans ne parvenaient pas toujours à percevoir dans leur royaume.
Tel sultan auréolé de puissance et de gloire rappela à son gouverneur de Tétouan que sur l’ensemble, quatre cent mille mithqals, des impôts perçus, seulement quarante mille furent acquittés par les musulmans. Tout le reste, trois cent soixante mille mithqals, fut acquitté par les juifs de la cité.
De leur côté, caïds, pachas et autres fonctionnaires du Makhzen prirent l’habitude, quand le trésor était vide, d’envoyer leur armée s’approvisionner dans les Mellahs. Trop souvent, c’étaient pillages, enlèvements, tueries et autres exactions. Les Juifs n’étaient que la sacoche du Makhzen.
Un voyageur européen témoigna que les juifs, au Maroc étaient traités comme des animaux, voire, avec plus de rudesse. C’était à eux que revenait le nettoyage des villes lorsque les ordures s’entassaient. Quand le sultan avait besoin de leur savoir-faire, ils devaient s’exécuter gratuitement. Ils étaient obligés de supporter toutes sortes d’exactions, coups, insultes, humiliations, même de la part des enfants. Ils devaient se déchausser à proximité des mosquées, quelle que fût la saison. La crainte des châtiments, bastonnades, prisons, amendes les avait poussés à marcher pieds nus en tout temps.
En contre-partie, la majorité des gens, même parmi les notables, pensait que leurs rabbins et sages maîtrisaient des sciences occultes et pouvaient transmuter le plomb en or… » [5]
[...]
Plus loin encore dans le roman:
« Le cadi qui prit la tête du clan adverse était le célèbre Ahmed Bennani. Il était connu pour sa mémoire puissante, ses références solides et pour les appuis dont il bénéficiait à Fès dont il était originaire.
Il avait été consacré par d’éminents oulémas en rhétorique, en fiqh, théologie, en hadith, en exégèse, en logique…Il avait hérité de la chaire d’exégèse à la mort de son maître Abou Yahya Sarraj. Il avait été nommé, ensuite, grand mufti de Fès. Sa rigueur à l’égard des délinquants et des hérétiques participait de sa renommée dans tout le pays. Ses admirateurs le désignaient avec les qualificatifs de grand savant, splendeur de son siècle, maître de l’excellence, de la rédaction, de la connaissance et du savoir.
Son exposé débuta par une mise au point. Pour lui, Mohamed avait appliqué la peine de mort à l’occasion de l’apostasie de Abdallah Ibn Al Akhtal qui s’était réfugié dans la Kaaba. Mohamed avait ordonné son exécution, ajoutant : « Même s’il s’abrite derrière la Kaaba. » On l’avait passé par les armes.
Le cadi rappela que les dhimmis étaient inférieurs en valeur aux musulmans conformément au hadith : « S’ils vous insultent frappez-les. S’ils vous frappent, tuez-les. »
Les musulmans avaient droit de vie et de mort sur les dhimmis, aussi, par décision divine. Dieu, ne les avait-il pas condamnés à l’avilissement et à l’abaissement, comme il est écrit dans le Coran: « quiconque d’entre vous apostasie, puis meurt tandis qu’il est mécréant, les voilà ceux qui ont fait faillite ici-bas et dans l’au-delà »
La peine de mort était par conséquent la juste sanction de l’apostasie.
Il développa ensuite une démonstration alambiquée qui suscita l’admiration de ses pairs : « Le non croyant a la liberté de croire ou de ne pas croire, avant d’énoncer sa croyance. Son jugement se fera sur son choix entre la croyance et l’incroyance. Mais celui qui croit par choix, puis se détourne de l’Islam est puni pour apostasie. Toutefois, avant l’application de la sentence au musulman qui a apostasié, il faut lui appliquer le délai de repentance, estimé à trois jours. S’il se repent, il ne sera pas tué. » Il cita à l’appui, un hadith de Mohamed :
« Celui qui change sa religion, tuez-le. »
Il commenta le hadith : « Il s’agit de ceux qui suscitent le désordre, divisent la Umma et s’allient aux ennemis de celle-ci. »
Il attira l’attention de ses collègues sur les dangers qui guettaient la terre d’Islam et justifiaient la rigueur dans l’application des peines. Pour accentuer son propos, il rappela les versets du Coran :
« Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu ni au jugement dernier et n’interdisent pas ce que Dieu a interdit et ne suivent pas la vraie religion, parmi les gens du Livre, jusqu’à ce qu’ils paient la Djizia .»
Il n’hésita pas à rappeler les conditions de la Dhimma :
« Six conditions sont obligatoires :
- Interdiction aux dhimmis de porter atteinte au Coran et de le travestir en le citant, à l’oral et à l’écrit.
- Interdiction de citer le prophète en usant de suspicion ou de dérision.
- Interdiction de citer l’Islam pour en dire du mal.
- Interdiction d’épouser une musulmane, en mariage légal ou en fornication.
- Interdiction de chercher à détourner un musulman de sa religion, de porter atteinte à ses biens.
- Interdiction de s’allier aux ennemis de l’Islam, même s’ils sont leurs coreligionnaires, de signer la paix avec eux ou de les renseigner.
Ces conditions sont obligatoires et ne peuvent subir aucune concession. Leur publication et affichage sont obligatoires. Il faut les leur rappeler avec insistance pour qu’ils prennent conscience de leur importance. Le non respect de l’une des conditions équivaut à la rupture du pacte.
Six conditions ont valeur de recommandations :
- Obligation de porter des vêtements spécifiques, différents de ceux des musulmans.
- Interdiction d’élever des constructions plus hautes que les constructions musulmanes et obligation d’abaisser les constructions anciennes.
- Interdiction de faire entendre les cloches, de lire leurs livres ni de faire savoir leur position sur le Christ.
- Interdiction de consommer le vin en public, d’afficher les croix et de montrer les porcs en public.
- Interdiction des enterrements et de tout signe de deuil, en public.
- Interdiction de monter à cheval, par contre, autorisation des mules et des ânes.
Ces dernières conditions ne deviennent obligatoires qu’après leur publication. Leur respect est obligatoire. Le non respect n’entraîne pas une rupture du pacte, mais est sanctionné. »
En conclusion, le cadi attira l’attention sur la tendance des juifs de Fès à ne plus respecter les conditions du pacte qui justifiait le maintien de leur présence. Il donna en exemple, le cas de Makhlouf Gdalia, dont les richesses étaient innombrables et qui se permettait de rentrer au palais du sultan chaussé de babouches jaunes, contrevenant en cela à une interdiction plusieurs fois séculaire.
Cette deuxième position prévalut et fit l’objet de la fatwa. Le dernier mot restait, toutefois, au sultan. Mais celui-ci pouvait-il aller à l’encontre d’une fatwa des oulémas ? » [6]
NOTES
[1] David André Belhassen, Israël. Amour et désamour, Paris 2013, p. 143-144.
[2] Said Sayagh, l’Autre Juive Lalla Soulika la Tsadika, Ibis Press-Paris, 2009.
[3] Alfred Dehodencq, un peintre français, a peint l’exécution de la jeune Juive après avoir assisté à son martyre. Son tableau « Exécution d'une Juive marocaine » est exposé au Musée d'art et d'histoire du judaïsme à Paris. Voir mon article :Merci à ceux qui m'empêchent de dormir sur mes Lauriers !
[4] Ibid. p. 16-17.
[5] Ibid. p. 87-88.
[6] Ibid. p. 137-140.